Vivre sans pourquoi et la non-dualité : une approche existentielle et spirituelle
La quête de sens est une tendance naturelle de l’esprit humain.
Nous cherchons constamment des raisons, des objectifs et des explications pour justifier nos actions et donner un but à notre existence.
Pourtant, certaines traditions philosophiques et spirituelles invitent à une approche radicalement différente : vivre sans pourquoi.
Cette expression, attribuée au mystique maître Eckhart (1260-1328), rejoint l’enseignement de la non-dualité qui transcende la distinction entre sujet et objet, entre bien et mal, entre cause et effet.
Vivre sans pourquoi : une radicalité mystique
Maître Eckhart, théologien dominicain et mystique chrétien, exprime l’idée d’une vie libérée de toute intentionnalité conditionnelle : « L’homme noble est celui qui vit sans pourquoi, qui ne cherche pas à posséder, à obtenir une récompense, mais qui est simplement. »
Cette idée rejoint la notion de détachement prêchée dans le christianisme mystique, notamment chez les béguines ou encore Jean de la Croix.
Ce détachement ne signifie pas une indifférence au monde, mais un abandon profond à la présence immédiate, sans calcul ni attente de retour.
La non-dualité dans la philosophie orientale
La non-dualité (ou advaita en sanskrit) est un concept central dans plusieurs traditions spirituelles asiatiques, notamment l’hindouisme (Advaita Vedānta), le bouddhisme (Madhyamaka et Chan/Zen) et le taoïsme.
Advaita Vedānta
Dans l’enseignement de Shankara (VIIIe siècle), la réalité ultime (Brahman) est unique et non-duelle.
La perception de la séparation entre soi et le monde n’est qu’une illusion (māyā).
Vivre sans pourquoi signifierait alors réaliser que tout est déjà accompli dans l’instant présent, sans besoin de justification ou de quête de sens.
Bouddhisme Chan et Zen
Le Zen, issu du Chan chinois, insiste sur l’importance de l’expérience directe et de la spontanéité.
Un célèbre kōan zen illustre bien cette idée : « Quand je mange, je mange.
Quand je dors, je dors. » Autrement dit, l’esprit pleinement présent dans l’instant n’a pas besoin de raison pour exister.
Approches contemporaines : neurosciences et psychologie
La psychologie de la pleine conscience
Des approches psychologiques modernes, notamment la pleine conscience (mindfulness), préconisent une attitude d’acceptation et de présence au moment présent. Jon Kabat-Zinn, fondateur de la Mindfulness-Based Stress Reduction (MBSR), souligne que l’esprit est souvent piégé dans une narration constante de causes et de conséquences, ce qui peut être source de souffrance.
Les neurosciences et l’expérience du non-soi
Les neurosciences cognitives ont mis en évidence que le sentiment d’un moi stable et séparé est une construction neuronale.
Des études en imagerie cérébrale montrent que la méditation peut réduire l’activité du default mode network (DMN), réseau impliqué dans la réflexion sur soi.
Ce phénomène pourrait expliquer pourquoi les pratiquants avancés de la méditation ressentent une dissolution de la dualité entre soi et le monde.
Un chemin vers la liberté
Vivre sans pourquoi ne signifie pas renoncer à l’action ou à la responsabilité, mais plutôt abandonner l’illusion d’un contrôle absolu sur la vie.
Cette approche rejoint les traditions mystiques occidentales et orientales, ainsi que des perspectives modernes en psychologie et neurosciences.
Dans un monde dominé par la productivité et la recherche constante de justification, vivre sans pourquoi peut être une voie de libération profonde, permettant d’expérimenter la vie dans sa plénitude, sans attente ni attachement.
Bibliographie et références
– Eckhart, Maître. Sermons et traités (traduction française).
– Shankara. Vivekachudamani (Le joyau de la discrimination).
– Suzuki, Daisetz Teitaro. Introduction au bouddhisme zen.
– Kabat-Zinn, Jon. Où tu vas, tu es.
– Varela, Francisco. L’inscription corporelle de l’esprit.
– Damasio, Antonio. L’erreur de Descartes.